Par Pascal Perrineau, Politologue et spécialiste de sociologie électorale, Professeur des Universités à Sciences Po Paris, interviendra à notre Congrès annuel du 30 septembre. Lire son discours prononcé devant les élus locaux lors du Rassemblement du 18 novembre 2015 (Congrès AMF).

Le sentiment d’appartenance est multiple et l’identité des citoyens peut se définir à partir, non communautés de culture partagée. Ces appartenances s’entremêlent plus qu’elles ne s’excluent. Interrogés en 2009, plus de 40 % des Français mettaient en avant une proximité sociale mais un tiers avançait aussi son ancrage territorial ou une seulement, de territoires mais aussi de milieux sociaux, de classes d’âge ou encore de communauté de culture (1). En ce qui concerne les appartenances à des territoires, l’échelon national s’imposait en première position, tout juste suivi par la ville ou le quartier, bien avant l’Europe, la région ou le département (2).

Ainsi, peut-on vraiment dire que les Français ont deux patries : la nation et la commune. Depuis des décennies et peut-être même des siècles, la grande patrie nationale et la petite patrie communale figurent au rang des territoires auxquels nos concitoyens sont les plus attachés. et pourtant, les ancrages territoriaux ont bougé : l’Europe est apparue comme référent il y a maintenant plus d’un demi-siècle, la vieille collectivité départementale a fait et continue à faire de la résistance, la région s’est affirmée dès le début des années 1980, les intercommunalités n’ont cessé de monter en puissance, en particulier avec les phénomènes d’urbanisation et de péri- urbanisation…

Dans ce contexte de vaste bouleversement et de réaménagement territorial, la commune a su rester au cœur des Français et, en tout cas, figurer au premier rang des attachements territoriaux. Interrogés en décembre 2014, 44 % des Français déclarent qu’ils se sentent le plus attachés à la commune, 36 % à la région et 20 % au département (3). Cet attachement communal traverse tous les milieux : jeunes comme personnes âgées, ouvriers comme milieux plus aisés, urbain comme rural, gauche comme droite…

La commune reste bien en 2016 le patrimoine de tous et s’affirme, dans un contexte de forte crise des identités et des repères, comme un territoire qui fait sens et génère un sentiment d’appartenance. On ne peut, étant donné la popularité de la commune auprès des jeunes (45 % des 18-24 ans se déclarent attachés à elle), des diplômés (42 % des diplômés du supérieur) ou encore des habitants de l’agglomération parisienne (49 % de ceux-ci), transformer l’attachement communal en un symptôme d’archaïsme où l’on verrait une « vieille France » (de personnes âgées, de faible niveau de diplôme et du monde rural) s’opposer à une « nouvelle France » moderne, attachée aux collectivités locales les plus récentes (régions ou intercommunalités). En la matière, il n’y a pas de « querelle des anciens et des modernes » et, par exemple, la mobilité va avec cet attachement communal. 75 % des Français qui déclarent leur attachement à la commune disent qu’ils « pourraient vivre dans une autre  région  que  celle  dans  laquelle  ils  vivent  actuellement ». L’attachement à la petite patrie communale n’est pas une nostalgie, un immobilisme ou un repli mais un besoin d’appartenance et le reflet d’une confiance.

Une confiance d’autant plus surprenante que la plupart des institutions politiques élues, et de ceux et celles qui les font fonctionner, font l’objet aujourd’hui d’un rejet massif. Tel n’est pas le cas de la commune, qu’elle soit saisie sous la forme collective du conseil municipal ou sous la forme plus solitaire et incarnée du maire. Dans le baromètre de la confiance politique dont la septième vague était sur le terrain en décembre 2015, la confiance dans le conseil municipal atteint 65% alors qu’elle est plus chichement comptée pour le conseil régional (55 %), le conseil général (55 %), le Sénat (44 %) ou encore l’Assemblée nationale (41 %). Il en est de même de la confiance investie dans celles et ceux qui incarnent ces assemblées : 63 % des personnes interrogées font confiance à leur maire, 49 % à leur conseiller général, 49 % à leur conseiller régional et 42 % à leur député…(4).  On voit bien combien aujourd’hui la commune reste, aux yeux d’une immense majorité de nos concitoyens, l’échelon privilégié pour faire vivre une démocratie vivante et confiante. La crise française n’est pas seulement une crise économique et sociale, elle est aussi une crise profonde de la démocratie. Pour tenter d’endiguer les effets délétères de celle-ci, pouvons-nous nous priver du seul espace démocratique qui fait encore fortement sens, à savoir celui de la commune ?

Cette confiance et cet attachement des Français à la commune dans un contexte où pourtant dominent la défiance et la perte des repères, sont suffisamment importants pour que toute redéfinition des territoires s’opère par le bas et non par le haut. Comme le disait Michel Crozier dès la fin des années 1970, « on ne change pas la société par décret» (5). Or la commune « fait société ». Elle est à la fois une institution politique et un espace de vie collectif. Quel autre territoire aujourd’hui peut prétendre marier heureusement l’institution représentative et la collectivité représentée, les élus et le peuple ?

Il y a là, aux racines de la société française, un capital de confiance et d’identification dont ne peut se passer aucun mouvement de réforme qui a envie de réussir. Pour cela, le pouvoir politique doit se déprendre d’un tropisme très franco-français de croyance dans les vertus du changement par le «haut», que ce monde d’en haut soit celui de la technocratie surplombante ou de l’avant-gardisme désuet. La réforme ne peut s’imposer d’en haut, elle doit être négociée, contractualisée avec la société. Les différents «actes de la décentralisation» se sont toujours trop articulés sur le « mouvement d’en haut » et insuffisamment sur le « mouvement d’en bas ». Il ne faut pas désespérer des actes à venir de la décentralisation.

Bien sûr, comme tout organisme vivant, le tissu communal doit changer et évoluer mais la force de ce tissu exige que la réforme parte d’en bas ou au moins se fonde sur un dialogue entre un « haut » qui accompagne et un « bas » qui entreprend. Le mouvement de création des communes nouvelles, qui utilise la loi du 16 mars 2015 et met en synergie la volonté de fusion de communes venue des conseils municipaux ou des populations communales, est un exemple parmi d’autres de ces processus de réforme vertueuse. Au nombre de 25 au 1er  janvier 2015, plusieurs centaines de projets sont lancés à ce jour, qui concernent environ 1 500 communes. et si la décentralisation, dans ces étapes à venir, se construisait par le « bas » avec l’appui du « haut » afin d’éviter que le « bas » ne s’insurge contre des initiatives du «haut», trop ignorantes des affects, des demandes et des processus qui traversent la seule communauté politique que les Français plébiscitent encore : la commune ?

 

1 Sondage TNS Sofres pour La Croix, Les Français et l’identité nationale, enquête réalisée les 17 et 18 novembre 2009 auprès d’un échantillon national de 1 000 personnes représentatif de l’ensemble de la population âgée de 18 ans et plus. À la question « De manière générale, qu’est-ce qui selon vous rapproche le plus les gens entre eux ? », 41 % citaient le « milieu social », 34 % le «lieu de résidence » (même quartier ou même commune), 33 % la « culture », 28 % « l’âge », 27 % la « langue », 10 % la « nationalité », 6 % la «religion».

2 À la question « Vous sentez-vous avant tout ? Et aussi ? » 38 % des personnes interrogées répondaient « Français», 21 % « habitant de votre ville », 14 % « habitant de votre quartier », 11 % « citoyen du monde », 6 % « Européen », 6 % « habitant de votre région », 4 % « habitant de votre département » (sondage TNS Sofres cité ci-dessus).

3 Sondage IFOP pour Sud-Ouest dimanche, Les Français et l’attachement à la région, enquête menée auprès d’un échantillon de 955 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, interrogé en ligne du 16 au 18 décembre 2014.

4 Vague 7 du Baromètre de confiance politique du CEVIPOF, 5 Michel Crozier, On ne change pas la société par décret, Paris, Fayard, 1979. http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du- cevipof/resultats-1/vague7/

5 Michel Crozier, On ne change pas la société par décret, Paris, Fayard, 1979.